CHAPITRE 14

 

 

Un moment, je me mis à dormir d’un sommeil agité, conscient que nous étions dans une petite voiture et que Mojo était avec nous, haletant bruyamment auprès de mon oreille tandis que nous roulions à travers des collines aux bois enneigés. J’étais enroulé dans une couverture et les mouvements de la voiture me rendaient épouvantablement malade. En outre, j’étais secoué de frissons. Ce fut à peine si je me souvenais de notre retour à l’hôtel particulier pour trouver là-bas Mojo qui nous attendait si patiemment. Je me rendais vaguement compte que je risquais la mort dans ce véhicule propulsé à l’essence si un autre entrait en collision avec nous. Cela me semblait une pénible réalité, aussi réelle que la douleur qui me tenaillait la poitrine. Et le Voleur de Corps m’avait roulé.

Les yeux de Gretchen fixaient calmement la route qui sinuait devant elle, les taches de soleil faisant autour de sa tête une ravissante auréole avec tous les fins petits cheveux qui s’étaient détachés de sa grosse tresse et de jolies boucles qui poussaient sur ses tempes. Une religieuse, mais une belle religieuse, songeai-je, fermant les yeux et les ouvrant comme si c’étaient eux qui me l’ordonnaient.

Mais pourquoi cette religieuse est-elle si bonne avec moi ? Parce que c’est une nonne ?

Tout était silencieux autour de nous. Il y avait des maisons parmi les arbres, bâties sur des tertres, dans de petites vallées, et très proches les unes des autres. Sans doute était-ce une banlieue riche, avec ces maisons de bois que des mortels fortunés préfèrent parfois aux demeures vraiment grandioses du siècle dernier.

Nous nous engageâmes enfin dans une allée auprès d’une de ces propriétés, traversant un petit bois d’arbres aux branches dénudées pour venir nous arrêter sans heurt auprès d’une maisonnette aux bardeaux grisâtres, de toute évidence le logement des domestiques ou une sorte de maison d’amis, à quelque distance du bâtiment principal.

Les pièces étaient confortables et chaleureuses. J’aurais voulu m’effondrer dans le lit tout propre, mais j’étais trop sale pour cela et j’insistai pour qu’on me laissât baigner ce corps répugnant. Gretchen protesta vigoureusement. J’étais malade, déclara-t-elle. Je ne pouvais pas me baigner maintenant. Mais je ne voulus rien entendre. Je découvris la salle de bains et refusai d’en sortir.

Puis je me rendormis, adossé au carrelage tandis que Gretchen faisait couler l’eau. La vapeur me semblait douce. Je voyais Mojo allongé auprès du lit, sphinx aux airs de loup qui me surveillait par l’entrebâillement de la porte.

Je me sentais groggy et incroyablement faible, et pourtant je parlais à Gretchen, en essayant de lui expliquer comment je m’étais mis dans cette triste situation et comment il me fallait joindre Louis et La Nouvelle-Orléans pour qu’il pût me donner le sang vigoureux dont j’avais besoin.

À voix basse, je lui confiai bien des choses en anglais, n’utilisant le français que quand, pour une raison quelconque, je ne trouvais pas le mot qu’il me fallait, discourant sur la France de mon temps et sur la petite colonie de La Nouvelle-Orléans où j’avais vécu par la suite ; je lui racontai combien cette époque était merveilleuse et comment j’étais devenu pour une brève période une vedette du rock, car j’estimais qu’en tant de symbole du mal je ferais un peu de bien.

Était-ce humain de vouloir lui faire comprendre cette crainte désespérée que j’avais de mourir dans ses bras et que personne ne saurait jamais qui j’avais été ni ce qui s’était passé ?

Ah ! mais les autres, ils savaient, mais ils n’étaient pas venus à mon secours.

Je lui parlai de tout cela aussi. Je décrivis les anciens et leur désapprobation. Qu’y avait-il donc que je ne lui eusse pas dit ? Mais elle devait comprendre, une exquise religieuse comme elle, à quel point, comme quand j’étais chanteur de rock, j’aurais voulu faire le bien.

« C’est la seule façon dont le diable au sens propre du terme peut faire le bien, dis-je. Jouer son propre rôle de façon théâtrale pour dénoncer le mal. À moins qu’on ne croie qu’il fait le bien quand il est en train de faire le mal, mais alors cela ferait de Dieu un monstre, n’est-ce pas ?

— Le diable fait tout simplement partie du plan divin. »

Elle parut écouter tout cela avec une attention critique. Mais je ne fus pas surpris de l’entendre répondre que le diable n’avait jamais fait partie du plan de Dieu. Elle parlait d’une voix basse et pleine d’humilité. Tout en discutant, elle ramassait mes vêtements sales et je ne crois pas qu’elle avait le moins du monde envie de faire la conversation, mais elle s’efforçait de me calmer. Le diable avait été le plus puissant des anges, reprit-elle, et il avait repoussé Dieu par orgueil. Le mal ne pouvait pas faire partie du plan divin.

Quand je lui demandai si elle connaissait tous les arguments contre cette thèse et combien son raisonnement était illogique, combien l’ensemble du christianisme était illogique, elle m’affirma calmement que cela n’avait pas d’importance. Ce qui comptait, c’était de faire le bien. Voilà tout. C’était simple.

« Ah ! oui, vous comprenez.

— Parfaitement », me dit-elle.

Mais je savais qu’il n’en était rien.

« Vous êtes bonne pour moi », dis-je. Je lui déposai un baiser léger sur la joue tandis qu’elle m’aidait à me glisser dans l’eau tiède.

Je m’allongeai dans la baignoire, en regardant Gretchen me baigner, en remarquant que c’était une sensation bien agréable, l’eau chaude contre ma poitrine, la douce caresse de l’éponge sur ma peau, c’était peut-être mieux que tout ce que l’avais connu jusqu’à maintenant. Mais comme ce corps d’humain me semblait long ! Combien mes bras me paraissaient d’une étrange longueur. Une image me revint d’un vieux film du monstre de Frankenstein avançant d’un pas lourd, balançant les mains comme si elles n’étaient pas à leur place au bout de ses bras. J’avais l’impression d’être ce monstre. En fait, dire qu’en tant qu’humain je me sentais totalement monstrueux, exprimerait parfaitement la vérité. Je notai quelque chose à ce propos, me semble-t-il. Elle m’avertit de rester tranquille. Elle m’affirma que mon corps était robuste et beau, et n’avait rien d’anormal. Elle paraissait profondément soucieuse. Un peu honteux, je la laissai me laver les cheveux et le visage. Elle m’expliqua que c’était le genre de choses qu’une infirmière faisait tout le temps.

Elle avait passé sa vie, me raconta-t-elle, dans les missions étrangères, à soigner les malades, dans des endroits si sales et si mal équipés que même l’hôpital bondé de Washington semblait auprès d’eux un lieu de rêve.

Je suivis son regard qui parcourait mon corps, et puis je vis le rouge lui monter aux joues et son regard, plein de honte et de confusion. Comme elle était étonnamment innocente.

Je souris tout seul, mais je craignais que sa propre réaction charnelle ne la heurtât. Quelle cruelle plaisanterie pour nous deux qu’elle trouvât ce corps attirant. À n’en pas douter c’était bien le cas et, malgré ma fièvre et mon épuisement, cela me fouetta le sang, ce sang humain. Ah, vraiment, ce corps passait son temps à lutter pour une chose ou pour une autre !

C’est à peine si je pouvais rester debout quand elle me sécha partout avec la serviette, mais j’étais déterminé à faire cet effort. Je lui embrassai le haut de la tête et elle leva les yeux vers moi, d’un air un peu vague, intriguée et déconcertée. J’aurais voulu l’embrasser encore, mais je n’en avais pas la force. Elle mit beaucoup de soin à me sécher les cheveux et beaucoup de douceur à m’essuyer le visage. Personne ne m’avait touché de cette manière depuis bien longtemps. Je lui dis que tant de bonté me faisait l’aimer.

« Je déteste si fort ce corps ; c’est un enfer d’être dedans.

— C’est si terrible ? demanda-t-elle. D’être humain ?

— Vous n’avez pas besoin de me ménager, dis-je. Je sais que vous ne croyez rien de ce que je vous ai raconté.

— Ah, mais nos fantasmes sont comme nos rêves, dit-elle avec une petite moue sérieuse. Ils ont une signification. »

J’aperçus soudain mon reflet dans le miroir de l’armoire à pharmacie – ce grand gaillard à la peau caramel et aux cheveux bruns et drus, et la femme à la peau douce et à la solide ossature auprès de lui. Le choc fut si grand que mon cœur s’arrêta de battre.

« Mon Dieu, murmurai-je, aidez-moi. Je veux retrouver mon corps. » J’avais envie de pleurer.

Sur son insistance je m’allongeai sur les oreillers du lit. La chaleur de la chambre me faisait du bien. Dieu merci, elle se mit à me raser. J’avais horreur de me sentir des poils sur le visage. Je lui expliquai qu’à l’instant de ma mort j’étais rasé de près, comme l’étaient tous les hommes élégants, et qu’une fois devenu vampire nous restions à jamais les mêmes. Certes, nous devenions de plus en plus pâles et de plus en plus forts ; et notre visage de plus en plus lisse. Mais nos cheveux gardaient à jamais la même longueur tout comme nos ongles et ce que nous avions de barbe sur le visage ; précisément je n’en avais pas beaucoup.

« Est-ce que cette transformation a été pénible ? interrogea-t-elle.

— Ça a été pénible parce que je me suis débattu. Je ne voulais pas. Je ne savais vraiment pas ce qu’on était en train de me faire. Il me semblait qu’un monstre jailli du passé médiéval s’était emparé de moi et m’entraînait loin de la civilisation. Il faut vous rappeler qu’en ce temps-là Paris était un endroit merveilleusement civilisé. Oh ! si on vous transportait là-bas maintenant, la ville vous paraîtrait d’une barbarie qui dépasse l’imagination mais, pour un gentilhomme campagnard, arrivant de son manoir crasseux, c’était si excitant, avec les théâtres, l’Opéra et les bals de la Cour. Vous ne pouvez pas vous imaginer. Puis il y a eu cette tragédie, ce démon surgissant des ténèbres pour m’entraîner dans sa tour. Mais l’acte lui-même, le Don ténébreux ? Ça n’est pas pénible, c’est de l’extase. Et puis vos yeux sont ouverts, toute l’humanité vous semble belle comme jamais vous ne vous en étiez rendu compte. »

Je passai la chemise propre qu’elle me tendait et je me glissai sous les couvertures qu’elle me remonta jusqu’au menton. J’avais la sensation de flotter. À vrai dire, c’était une des impressions les plus agréables que j’eusse connues depuis que j’étais devenu mortel : celle d’être ivre. Elle me tâta le pouls et me posa une main sur le front. Je lisais la crainte en elle, mais je ne voulais pas y croire.

Je lui expliquai que la véritable souffrance pour moi en tant que créature maléfique était que je comprenais la bonté et que la respectais. Je n’avais jamais été dépourvu de conscience. Mais toute ma vie – même dans mon enfance de jeune mortel – on m’avait toujours obligé à aller contre ma conscience pour obtenir n’importe quoi d’important ou de précieux.

« Mais comment ? Que voulez-vous dire ? » demanda-t-elle.

Je lui racontai que, quand j’étais jeune garçon, je m’étais enfui avec une troupe d’acteurs, me rendant ainsi coupable du péché de désobéissance. J’avais ensuite commis le péché de fornication avec une des jeunes femmes de la troupe. Pourtant ce temps-là, passé à jouer sur les scènes de villages et à faire l’amour, m’avait paru d’un prix inestimable. « Vous comprenez, c’est qu’à ces moments-là j’étais vivant, simplement vivant. Les péchés véniels d’un jeune garçon ! Après ma mort, chaque pas que j’ai fait dans le monde me faisait commettre un péché et pourtant, chaque fois je percevais ce qu’il y avait là de sensuel et de magnifique. »

Comment cela pouvait-il être ? lui demandai-je. Quand j’avais fait de Claudia un vampire enfant et de Gabrielle, ma mère, une beauté vampire, là encore je recherchais quelque chose d’intense ! Cela m’avait paru irrésistible. Et dans ces instants-là, l’idée de péché ne voulait rien dire.

Je lui en confiai davantage, parlant encore de David et de sa vision de Dieu et du diable attablés au café, je lui racontai comment David pensait que Dieu n’était pas parfait, que Dieu ne cessait d’apprendre et qu’en fait le diable en avait tant appris qu’il en était arrivé à prendre son travail en grippe et avait supplié qu’on l’en dispensât. Je savais que je lui avais raconté tout cela déjà à l’hôpital, lorsqu’elle me tenait la main.

Il y avait des moments où elle cessait de tapoter les oreillers, de chercher des comprimés et des verres d’eau pour simplement me regarder. Comme son visage était calme, son expression compatissante, avec les épais sourcils sombres entourant ses yeux pâles, sa grande bouche douce rayonnante de bonté.

« Je sais que vous êtes bonne, déclarai-je. C’est pour cela que je vous aime. Pourtant, je vous l’offrirais volontiers, le Sang ténébreux, pour vous rendre immortelle – pour vous avoir avec moi dans l’éternité parce que pour moi vous êtes si mystérieuse et si forte. »

Il y avait autour de moi une couche de silence, un sourd grondement dans mes oreilles et un voile devant mes yeux. Sans bouger je la regardai prendre une seringue, l’essayer apparemment en projetant en l’air quelques gouttes de liquide argenté, puis m’enfoncer l’aiguille dans la chair. La légère sensation de brûlure était très lointaine, sans aucune importance.

Quand elle me tendit un grand verre de jus d’orange, je le bus avec avidité. Hmmm. C’était là quelque chose qui avait du goût, épais comme le sang, mais plein de douceur et qui ressemblait étrangement à la lumière dévorante.

« J’avais oublié tout cela, dis-je. Comme c’est bon, meilleur que le vin, en fait. J’aurais dû en boire plus tôt. Et dire que je serais reparti sans le savoir. » Je m’enfonçai dans l’oreiller et levai les yeux vers les poutres nues du toit en pente. C’était une charmante petite chambre, toute blanche. Toute simple. Sa cellule de nonne. Dehors, la neige tombait doucement sur la minuscule fenêtre. Je comptai douze petits carreaux de vitres.

Je sombrais dans le sommeil et j’en émergeais. Je me souviens vaguement qu’elle essaya de me faire avaler de la soupe et que je n’y parvins pas. J’étais secoué de tremblements et terrifié à l’idée que ces rêves allaient revenir. Je ne voulais pas voir venir Claudia. La lumière de la petite chambre me brûlait les yeux. Je lui racontai comment Claudia me hantait et ce qui s’était passé au petit hôpital.

« Plein d’enfants », dit-elle. N’avait-elle pas déjà fait cette remarque ? Comme elle avait un air étonné. Elle parlait avec douceur de son travail dans les missions… avec des enfants. Dans les jungles du Venezuela et du Pérou.

« Ne parlez plus », fit-elle.

Je savais que je lui faisais peur. Je flottais de nouveau dans les ténèbres, pour en ressortir au bout d’un moment, je sentais un linge frais sur mon front et je riais de cette impression d’apesanteur. Je lui expliquai qu’avec mon corps habituel je pouvais voler dans les airs. Je lui racontai comment je m’étais exposé à la lumière du soleil qui brillait au-dessus du désert de Gobi.

De temps en temps, j’ouvrais les yeux en sursaut, stupéfait de me trouver ici. Dans sa petite chambre blanche.

Je distinguai un crucifix au mur, avec un Christ qui saignait ; et une statue de la Vierge Marie sur un petit rayonnage : la vieille image familière de la Médiatrice de Toutes les Grâces, la tête penchée et les mains tendues. Était-ce sainte Rita là-bas, avec sa plaie rouge au front ? Ah ! toutes ces anciennes croyances, et dire qu’elles vivaient dans le cœur de cette femme.

J’écarquillai les yeux, pour essayer de déchiffrer les titres des livres disposés sur les rayons : saint Thomas d’Aquin, Maritain, Teilhard de Chardin. Le simple effort de comprendre que ces divers noms étaient ceux de philosophes catholiques m’épuisa. Pourtant je lus d’autres titres, l’esprit fiévreux et incapable de demeurer en repos. Il y avait des ouvrages sur les maladies tropicales, les affections enfantines, la psychologie des enfants. J’aperçus une photo encadrée sur le mur auprès du crucifix, un groupe de religieuses voilées et en grande tenue, peut-être à l’occasion d’une cérémonie. Si elle figurait sur ce cliché, je n’aurais pas pu le dire, pas avec ces yeux de mortel et endoloris comme ils l’étaient. Les religieuses portaient de courtes robes bleues et des voiles bleus et blancs.

Elle me prit la main. Je lui répétai que je devais me rendre à La Nouvelle-Orléans. Il fallait que je vive pour joindre mon ami Louis, lequel m’aiderait à retrouver mon corps. Je lui décrivis Louis : comment il vivait hors d’atteinte du monde moderne dans une petite maison sans lumière au fond de son jardin délabré. J’expliquai qu’il était faible, mais qu’il pouvait me donner du sang de vampire et qu’alors je redeviendrais un vampire, que je pourchasserais le Voleur de Corps pour l’obliger à me rendre mon ancienne enveloppe corporelle. Je lui racontai combien Louis était humain, qu’il ne me donnerait pas beaucoup de forces de vampire, mais que sans un corps surnaturel je ne pourrais pas retrouver le Voleur de Corps.

« Ce corps-ci va donc mourir, dis-je, quand il me donnera le sang. Vous le préservez pour qu’il meure. » Je sanglotais. Je me rendis compte que je parlais français mais il semblait qu’elle comprenait, car elle me répondit dans la même langue que je devais me reposer, que je délirais.

« Je suis avec vous, dit-elle en français, très lentement et en articulant avec soin. » Sa main douce et tiède était posée sur la mienne. Avec une infinie douceur elle repoussa les mèches qui tombaient sur mon front.

La nuit tomba autour de la petite maison.

Du feu brûlait dans l’âtre et Gretchen était allongée auprès de moi. Elle avait passé une longue chemise de flanelle, blanche et très épaisse ; elle avait les cheveux dénoués et elle me serrait tandis que je frissonnais. J’aimais le contact de ses cheveux sur mon bras. Je me cramponnais à elle, craignant de lui faire mal. Inlassablement, elle m’essuyait le visage avec un linge frais. Elle m’obligea à boire du jus d’orange ou de l’eau froide. Les heures de la nuit s’épaississaient, tout comme ma panique s’accentuait.

« Je ne vais pas vous laisser mourir », me chuchota-t-elle à l’oreille. Mais je perçus la peur qu’elle ne parvenait pas à déguiser. Le sommeil déferla sur moi, fragile, si bien que la chambre gardait sa forme, sa couleur, sa lumière. Une fois de plus je fis appel aux autres, suppliant Marius de venir à mon secours. Je commençais à penser à des choses épouvantables : ils étaient tous là comme autant de petites statues blanches auprès de la Vierge et de sainte Rita, qui m’observaient et refusaient de m’aider.

Peu avant l’aube, j’entendis des voix. Un médecin était venu – un jeune homme épuisé au teint terreux et aux yeux rouges. Une fois de plus, on me planta une aiguille dans le bras. Je bus avidement quand on me donna de l’eau glacée. Je n’arrivais pas à suivre le murmure du docteur, que d’ailleurs je n’étais pas censé comprendre. Mais sa voix avait des accents calmes et manifestement rassurants. Je perçus les mots « épidémie », « blizzard » et « conditions impossibles ».

Quand la porte se referma, je suppliai Gretchen de revenir. Tout près de votre cœur qui bat », lui murmurai-je à l’oreille, tandis qu’elle s’allongeait auprès de moi. Comme était doux, ses membres lourds et tendres, ses gros seins contre ma poitrine, sa jambe lisse contre la mienne. Étais-je trop malade pour avoir peur ?

« Dormez maintenant, dit-elle. Essayez de vous calmer. » Un profond sommeil enfin tombait sur moi, profond comme la neige dehors, comme les ténèbres.

 

« Tu ne crois pas le moment venu de te confesser ? demanda Claudia. Tu sais que ta vie comme on dit ne tient qu’à un fil. » Elle était assise sur mes genoux, me dévisageait, les mains sur mes épaules, son petit visage levé à quelques centimètres seulement du mien.

Mon cœur se serra, explosant de douleur, mais il n’y avait pas de poignard, rien que ces petites mains qui me serraient et le parfum de roses séchées qui montait de ses cheveux étincelants.

« Non. Je ne peux pas me confesser », lui dis-je. Comme ma voix tremblait. « Oh ! Seigneur Dieu, que me demandez-vous !

— Tu ne regrettes même pas ! Tu n’as jamais regretté ! Dis-le. Dis la vérité ! Tu méritais le couteau quand je te l’ai plongé dans le cœur, et tu le sais, tu l’as toujours su !

— Non ! »

Quelque chose en moi se brisa tandis que je la regardais, que je contemplais l’exquis visage encadré de sa fine chevelure. Je la soulevai pour venir la poser sur le fauteuil devant moi et je m’agenouillai à ses pieds.

« Claudia, écoute-moi bien. Ce n’est pas moi qui ai commencé. Ce n’est pas moi qui ai créé le monde ! Il a toujours été là, ce mal. Il rôdait dans l’ombre et il a fondu sur moi, il m’a pris dans son sein et j’ai fait ce qui me semblait être mon devoir. Ne ris pas de moi, je t’en prie, ne détourne pas la tête. Ce n’est pas moi qui ai fait le mal ! Je ne l’ai pas fait moi-même ! »

Quel air perplexe elle avait, à me dévisager, à m’observer, et puis sa petite bouche aux lèvres pleines s’épanouit en un magnifique sourire.

« Tout n’était pas qu’angoisse, dis-je, mes doigts pétrissant ses petites épaules. Ce n’était pas l’enfer. Dis-moi que ce ne l’était pas. Dis-moi qu’il y avait des moments de bonheur. Les démons peuvent-ils être heureux ? Seigneur Dieu, je ne comprends pas.

— Tu ne comprends pas, mais tu fais toujours quelque chose, n’est-ce pas ?

— Oui, et je ne le regrette pas. Pas du tout. Je le crierais sur les toits jusque sous la voûte du ciel. Claudia, je le referais ! » Je poussai un grand soupir. Je répétai mes paroles, d’une voix plus forte. « Je le referais ! »

Le silence se fit dans la pièce.

Claudia restait impassible. Était-elle furieuse ? Surprise ? Impossible de le savoir en regardant ses yeux sans expression.

« Oh ! tu es mauvais, mon père, fit-elle d’une voix douce. Comment peux-tu le supporter ? »

David se détourna de la fenêtre. Par-dessus l’épaule de Claudia, il me regarda agenouillé à ses pieds.

« Je suis l’idéal dans mon genre, dis-je. Je suis le parfait vampire. Quand vous me regardez, vous regardez Lestat le Vampire. Personne n’éclipse ce personnage que vous voyez devant vous – personne ! » Lentement je me remis debout. « Je ne suis pas dupe du temps et pas davantage un dieu durci par les millénaires ; je ne suis pas l’escroc à la cape noire ni le vagabond mélancolique. J’ai une conscience. Je distingue le bien du mal. Je sais ce que je fais, oui, je le sais. Je suis Lestat le Vampire. Voilà votre réponse. Faites-en ce que bon vous semble. »

 

L’aube. Incolore et éblouissante sur la neige. Gretchen somnolait, en me berçant.

 

Elle ne se réveilla pas quand je m’assis pour prendre le verre d’eau. Insipide, mais frais.

Puis elle ouvrit les yeux et se redressa en sursaut, ses cheveux blond foncé tombant en cascade autour de son visage, baigné d’une faible lumière.

Je posai un baiser sur sa joue tiède et sentis ses doigts sur mon cou, puis de nouveau sur mon front.

« C’est vous qui m’avez tiré de là », dis-je, d’une voix rauque et mal assurée. Puis j’enfonçai ma tête dans l’oreiller pour sentir une fois de plus les larmes couler sur mes joues et, fermant les yeux, je murmurai : « Adieu, Claudia », en espérant que Gretchen n’entendrait pas.

 

Quand je rouvris les yeux, elle m’avait apporté un grand bol de bouillon que je bus, en le trouvant presque bon. Il y avait sur une assiette des pommes et des oranges coupées en quartiers et toutes brillantes. Je les dévorai avidement, surpris du côté croquant des pommes et de la texture un peu fibreuse des oranges. Puis suivit un breuvage brûlant composé d’une liqueur forte, de miel et de jus de citron, qui me plut tant qu’elle s’empressa d’aller m’en préparer d’autre.

Je pensai une fois de plus à quel point elle ressemblait aux femmes grecques de Picasso, grandes et gracieuses. Elle avait les sourcils brun foncé et les yeux clairs – presque vert pâle – ce qui lui donnait un air dévoué et innocent. Elle n’était pas jeune, cette femme, et cela aussi rehaussait considérablement sa beauté à mes yeux.

Elle semblait perpétuellement plongée dans ses pensées. Elle resta un long moment à me regarder comme si je l’étonnais, puis, très lentement, elle se pencha et pressa ses lèvres contre les miennes. Un frisson d’excitation me parcourut.

Puis je me rendormis.

Je ne fis pas de rêves.

On aurait dit que j’avais toujours été humain, toujours dans ce corps et, oh ! comme j’étais reconnaissant de ce lit doux et propre.

C’était l’après-midi. Des taches de bleu par-delà les arbres.

Dans une sorte de transe, me parut-il, je la regardai préparer le feu. J’observai le reflet des flammes sur ses pieds nus et lisses. Mojo dont le pelage gris était couvert d’une légère neige poudreuse, mangeait calmement et régulièrement, un plat entre ses pattes, levant de temps en temps la tête pour me regarder.

Mon lourd corps humain frémissait encore de fièvre, mais il était moins brûlant, en meilleure forme, les douleurs étaient moins aiguës, les frissons avaient presque complètement disparu maintenant. Ah ! pourquoi a-t-elle fait tout cela pour moi ? Pourquoi ? Et que puis-je faire pour elle, me demandai-je. Je n’avais plus peur de mourir. Mais quand je songeais à ce qui m’attendait – il fallait capturer le Voleur de Corps – j’éprouvais un élan d’affolement. Et pendant une nuit encore je serais trop malade pour partir d’ici.

De nouveau nous nous allongeâmes dans les bras l’un de l’autre, sommeillant, laissant la lumière dehors décliner, le seul bruit pénible étant la respiration lourde de Mojo. Le petit feu flambait dans la cheminée. Dans la chambre, il faisait chaud, tout était calme. Le monde entier semblait chaud et calme. La neige se mit à tomber ; et bientôt les douces et impitoyables ténèbres tombèrent sur la ville.

En regardant le visage endormi de Gretchen, je me sentis traversé d’un élan protecteur, en pensant au doux regard un peu égaré que j’avais vu dans ses yeux. Même sa voix était empreinte d’une mélancolie profonde. Il y avait quelque chose en elle qui évoquait une immense résignation. Quoi qu’il arrivât, je ne l’abandonnerais pas, me dis-je, avant de savoir ce que je pouvais faire pour m’acquitter de ma dette. Et puis je l’aimais bien. J’aimais ce côté sombre chez elle, cette qualité cachée, la simplicité de ses propos et de ses mouvements, la candeur de son regard.

Quand je me réveillai, le docteur était revenu : toujours ce jeune gaillard au teint terreux et au visage fatigué, même s’il avait l’air un peu reposé et si sa blouse blanche était immaculée et bien repassée. Il avait posé contre ma poitrine un petit bout de métal froid et de toute évidence écoutait mon cœur, mes poumons ou quelque autre bruit émis par un organe pour obtenir de précieux renseignements. D’horribles gants de plastique lui recouvraient les mains. Et il s’adressait à Gretchen à voix basse, comme si je n’étais pas là, pour l’entretenir des problèmes qui continuaient à l’hôpital.

Gretchen était vêtue d’une simple robe bleue, un peu comme une robe de religieuse, me dis-je, sauf qu’elle était courte et que dessous elle portait des bas noirs. Elle avait les cheveux superbement ébouriffés et ils me faisaient penser à la paille que la princesse mêlait à l’or quand elle filait dans le conte de Rumpelstiltskin.

De nouveau me revint en mémoire le souvenir de Gabrielle, ma mère, de l’époque étrange et cauchemardesque que j’avais connue après avoir fait d’elle un vampire ; comment elle avait coupé ses cheveux blonds qui étaient devenus noirs en une journée tandis que, dans la crypte, elle dormait d’un sommeil semblable à la mort et comment elle était devenue presque folle en s’en apercevant. Je me souvenais de ses cris, de ses hurlements avant qu’on parvînt à la calmer. Je ne sais pas pourquoi je pensai à cela, sinon que j’aimais les cheveux de cette femme. Elle n’avait rien pourtant de Gabrielle. Absolument rien.

Le docteur acheva enfin de me palper, de me tripoter et de m’écouter et s’éloigna pour s’entretenir avec elle. Je maudis mon ouïe de mortel. Mais je savais que j’étais presque guéri. Et quand il revint se pencher sur moi en m’annonçant que j’allais maintenant être « bien » et qu’il ne me fallait que quelques jours encore de repos, je dis tranquillement que c’était le résultat des soins de Gretchen.

Il répondit à cela par un hochement de tête affirmatif et par une série de murmures inintelligibles, puis il s’enfuit dans la neige, sa voiture faisant dehors un léger crissement lorsqu’il traversa l’allée.

Je me sentais la tête si claire et en si bonne forme que j’en avais envie de pleurer. Au lieu de cela, je bus encore un peu du délicieux jus d’orange et je me mis à penser… à me souvenir.

« Il faut que je vous laisse juste un petit moment, dit Gretchen. Je dois aller faire quelques provisions.

— Oui, et je vous paierai ces provisions », dis-je. Je posai ma main sur son poignet. Bien que ma voix fût encore faible et rauque, je lui parlai de l’hôtel, lui expliquai que l’argent était là dans mon manteau. Il y en avait assez pour que je puisse lui payer mes soins aussi bien que les courses qu’elle aurait à faire et elle devait aller le chercher. La clé devait être dans mes vêtements, expliquai-je.

Elle les avait pendus à des cintres et elle trouva en effet la clé dans ma poche de chemise.

« Vous voyez ? fis-je avec un petit rire. Je vous ai dit la vérité sur tout. »

Elle sourit et son visage soudain s’éclaira. Elle me dit qu’elle irait à l’hôtel chercher mon argent si je lui promettais de rester tranquille. Ce n’était pas une si bonne idée de laisser de l’argent traîner, même dans un grand hôtel.

J’aurais voulu lui répondre, mais j’avais une telle envie de dormir. Puis, par la petite fenêtre, je la vis s’éloigner dans la neige vers la petite voiture. Je la vis y prendre place. Quelle énergique silhouette elle avait, avec des membres très robustes mais une peau claire et une douceur chez elle qui la rendait adorable à regarder et vous donnait envie de la serrer dans vos bras. Toutefois, l’idée qu’elle me quitte me faisait peur.

Quand je rouvris les yeux, elle était plantée là, avec mon manteau sur son bras. Il y avait beaucoup d’argent, dit-elle. Elle avait tout rapporté. Elle n’en avait jamais vu autant en liasses. Quelle étrange personne j’étais. Il y avait là quelque chose comme vingt-huit mille dollars. Elle avait réglé ma note à l’hôtel. Ils étaient très inquiets sur mon sort. Ils m’avaient vu partir en courant dans la neige. On lui avait fait signer un reçu pour tout. Elle me remit ce bout de papier comme si c’était important. Elle avait avec elle mes autres affaires, les vêtements que j’avais achetés, encore dans leurs sacs et leurs cartons.

Je voulais la remercier. Mais où trouver les mots ? Je la remercierais quand je serais de retour dans mon propre corps.

Après avoir rangé tous les vêtements, elle nous prépara un simple dîner avec encore du bouillon et des tartines beurrées. Nous dévorâmes tout cela ensemble, avec une bouteille de vin dont je bus plus qu’elle ne l’estimait acceptable. Je dois dire que ces tartines et ce vin étaient à peu près ce que j’avais jusqu’à maintenant trouvé de meilleur en fait de nourriture humaine. Je le lui dis. Et pourrais-je avoir encore un peu de vin, car cette griserie était absolument sublime.

« Pourquoi m’avez-vous amené ici ? » lui demandai-je.

Elle s’assit au bord du lit, les yeux fixés sur le feu tout en jouant avec ses cheveux, mais sans me regarder. Elle se remit à me parler de l’hôpital surpeuplé, de l’épidémie.

« Non, mais pourquoi avez-vous fait cela ? Il y en avait d’autres là-bas.

— Parce que je n’ai jamais connu personne comme vous, fit-elle. Vous m’avez fait penser à une histoire que j’ai lue autrefois… à propos d’un ange contraint de descendre sur terre dans un corps humain. » Avec un pincement au cœur, je pensai à Raglan James disant que j’avais l’air d’un ange. Je pensai à mon autre corps errant par le monde, avec tous ses pouvoirs et accablé sous le fardeau de son misérable occupant.

Elle soupira en me regardant. Elle était intriguée.

« Quand tout cela sera fini, je reviendrai vous voir dans mon vrai corps, dis-je. Je me révélerai à vous. Cela sera peut-être important pour vous de savoir que je ne vous ai pas trompée ; et vous êtes si forte que, à mon avis, la vérité ne vous blessera pas.

— La vérité ? »

Je lui expliquai que souvent, quand nous nous révélions à des mortels, nous les rendions fous – car nous étions des créatures surnaturelles et pourtant nous ne savions rien de l’existence ni de Dieu ni du diable. En bref, nous étions comme une vision religieuse sans révélation. Une expérience mystique, mais sans un noyau de vérité.

De toute évidence elle était fascinée. Une lueur subtile s’alluma dans ses yeux. Elle me demanda de lui expliquer quelle apparence j’avais dans mon autre forme.

Je lui racontai comment j’avais été transformé en vampire à l’âge de vingt ans. J’étais grand pour l’époque, blond, avec des yeux clairs. Je lui parlai encore de la façon dont je m’étais brûlé la peau dans le désert de Gobi. Je craignais que le Voleur de Corps n’eût l’intention de garder mon corps pour de bon ; sans doute était-il quelque part très loin, se cachant du reste de la tribu et tentant de mieux contrôler mes pouvoirs.

Elle me demanda de lui décrire comment c’était de voler.

« C’est plutôt comme flotter, c’est simplement s’élever à volonté – se propulser dans une direction ou dans une autre parce qu’on l’a décidé. Contrairement aux vols des créatures naturelles, c’est un défi aux lois de la gravité. C’est terrifiant. C’est le plus terrifiant de tous nos pouvoirs ; et je pense qu’il nous fait plus mal que tous les autres : il nous emplit de désespoir. C’est l’ultime preuve que nous ne sommes pas des êtres humains. Nous craignons peut-être de quitter un soir la terre pour ne jamais y revenir. »

Je songeai au Voleur de Corps utilisant ce pouvoir. Je l’avais vu opérer.

« Je ne sais pas comment j’ai pu être assez stupide pour le laisser s’emparer d’un corps aussi vigoureux que le mien, dis-je. J’étais aveuglé par le désir d’être humain. » Elle se contentait de me dévisager. Elle avait les mains crispées devant elle et elle me fixait du regard calme et insistant de ses grands yeux noisette.

« Croyez-vous en Dieu ? » demandai-je. Je désignai le crucifix pendu au mur. « Croyez-vous à ces philosophes catholiques dont les livres sont sur l’étagère ? »

Elle réfléchit un long moment. « Pas comme vous le demandez », dit-elle.

Je souris. « Comment alors ?

— D’aussi loin que je puisse m’en souvenir, mon existence a été une vie de sacrifice. Voilà en quoi je crois. Je crois que je dois faire tout ce que je peux pour diminuer la souffrance des hommes. Je ne suis pas capable de mieux mais c’est déjà considérable. Cela me semble un grand pouvoir, comme le pouvoir que vous avez de voler. »

J’étais déconcerté. Je me rendais compte que je ne pensais pas que le travail d’une infirmière eût un rapport avec un pouvoir. Mais je comprenais parfaitement son point de vue.

« Essayer de connaître Dieu, reprit-elle, ce peut être considéré comme un péché d’orgueil ou un manque d’imagination. Mais nous reconnaissons tous le malheur quand nous le voyons. Nous connaissons la maladie ; la faim ; les privations. Ce sont ces maux-là que j’essaie de diminuer. C’est le rempart de ma foi. Pour vous répondre sincèrement… oui, je crois en l’existence de Dieu et du Christ. Tout comme vous.

— Non, je n’y crois pas, fis-je.

— Quand vous aviez la fièvre, vous y croyiez. Vous parliez de Dieu et du diable comme je n’ai jamais entendu personne d’autre en parler.

— J’évoquais d’ennuyeux arguments théologiques, dis-je.

— Pas du tout, vous parliez de leur manque d’intérêt.

— Vous croyez ?

— Mais oui. Vous reconnaissez le bien quand vous le voyez. Vous l’avez dit vous-même. Moi aussi. Je consacre ma vie à essayer de faire le bien. »

Je poussai un soupir. « Oui, fis-je, je comprends. Est-ce que je serais mort si vous m’aviez laissé dans cet hôpital ?

— Peut-être bien, répondit-elle. Franchement, je n’en sais rien. »

C’était très agréable simplement de la regarder. Elle avait un visage large, avec peu de courbes et rien d’une élégante beauté aristocratique. Mais la beauté, elle n’en manquait pas. Et les années l’avaient ménagée. Sa vie de dévouement ne l’avait pas usée.

Je sentais en elle une tendre sensualité qui couvait, une sensualité à laquelle elle-même ne se fiait pas, qu’elle ne voulait pas encourager.

« Expliquez-moi encore ceci, reprit-elle. Vous m’avez raconté que vous aviez été chanteur de rock parce que vous vouliez faire le bien ? Vous vouliez faire le bien en incarnant un symbole du mal ? Précisez-moi un peu tout cela. »

Je lui répondis que oui. Je lui dis comment je m’y étais pris, en formant un petit groupe, Satan Sort en Ville et en faisant d’eux des professionnels. Je lui expliquai que j’avais échoué ; il y avait une guerre chez les nôtres, j’avais moi-même été enlevé de force et toute la débâcle s’était produite sans la moindre déchirure dans le tissu rationnel du monde des mortels. On m’avait contraint à retrouver l’invisibilité et l’éloignement.

« Il n’y a pas de place pour nous sur la terre, dis-je. Peut-être y en avait-il jadis, je ne sais pas. Le fait que nous existons ne justifie rien. Les chasseurs ont poussé les loups loin du monde. Je croyais que si je révélais notre existence, des chasseurs nous traqueraient aussi. Mais ce ne devait pas être le cas. Ma brève carrière a été une suite d’illusions. Personne ne croit en nous. Et c’est ainsi que cela doit être. Peut-être sommes-nous faits pour mourir de désespoir, pour disparaître du monde très lentement, et sans un bruit.

« Seulement, je ne peux pas le supporter. Je ne peux pas supporter d’être silencieux, d’être rien, de prendre la vie avec plaisir et de voir tout autour de moi les créations et les réussites des mortels sans pouvoir en faire partie mais en devant être Caïn. Le Caïn solitaire. Voilà ce qu’est le monde pour moi, vous comprenez – ce que les mortels font et ont fait. Ce n’est pas du tout le vaste monde de la nature. Si c’était cela, alors peut-être trouverais-je plus de plaisir à être immortel. Il s’agit des accomplissements des mortels. Les peintures de Rembrandt, les monuments de la capitale sous la neige, les grandes cathédrales. Nous sommes à jamais coupés de tout cela, à juste titre d’ailleurs, et pourtant nous les voyons avec nos yeux de vampire.

— Pourquoi avez-vous changé de corps avec un mortel ? interrogea-t-elle.

— Pour me retrouver un jour à marcher au soleil. Pour penser, sentir et respirer comme un mortel. Peut-être pour mettre à l’épreuve une croyance.

— Laquelle ?

— L’idée que redevenir mortel était ce que nous souhaitions tous, que nous regrettions d’avoir renoncé à notre condition humaine, que l’immortalité ne valait pas la perte de notre âme. Je sais maintenant que j’avais tort. »

Je pensai soudain à Claudia. Je songeai à mes rêves quand j’avais la fièvre. Une chape de plomb s’abattit sur moi. Quand je repris la parole, c’était au prix d’un acte de volonté délibéré.

« Je préfère de loin être un vampire, dis-je. Ça ne me plaît pas d’être mortel. Je n’aime pas être faible, malade, fragile ni sensible à la douleur. C’est parfaitement horrible. Je veux reprendre mon corps dès que j’aurai pu l’arracher à ce voleur. »

Cette déclaration parut la choquer un peu. « Même si vous tuez quand vous êtes dans votre autre corps, même si vous buvez du sang humain, si vous avez cela en horreur et si vous vous détestez.

— Je n’ai pas cela en horreur. Et je ne me déteste pas. Vous ne comprenez donc pas ? C’est là, la contradiction. Je ne me suis jamais détesté.

— Vous m’aviez dit que vous étiez un être maléfique, vous m’avez dit qu’en vous aidant j’aidais le diable. Vous ne diriez pas ces choses-là si tout cela ne vous faisait pas horreur. »

Je ne répondis pas tout de suite. Puis je dis : « Mon plus grand péché a toujours été de m’être toujours bien amusé à être moi-même. Mon remords est toujours présent ; l’horreur que je m’inspire est toujours là ; mais je prends du bon temps. Je suis fort ; je suis une créature de volonté et de passion. Voyez-vous, c’est pour moi le cœur du dilemme : comment puis-je trouver un tel plaisir à être un vampire, comment puis-je aimer cela si c’est mal ? Ah ! c’est une vieille histoire. Les hommes trouvent une solution en partant en guerre. Ils se disent qu’ils défendent une cause. Puis ils éprouvent le frisson de tuer, comme s’ils n’étaient que des bêtes. Les bêtes le savent, elles le savent vraiment. Les loups le savent. Ils connaissent la pure excitation de mettre leur proie en pièces. Je le sais.

Un long moment elle parut perdue dans ses pensées. Je tendis la main pour toucher la sienne.

« Venez vous allonger et dormir, dis-je. Allongez-vous encore auprès de moi. Je ne vous ferai pas de mal. Je ne peux pas. Je suis trop malade. » J’eus un petit rire. « Vous êtes très belle, repris-je. Je ne songerais pas à vous faire du mal. J’ai simplement envie d’être près de vous. La fin de la nuit approche encore et j’aimerais que vous vous allongiez ici avec moi.

— Vous pensez tout ce que vous dites, n’est-ce pas ?

— Bien sûr.

— Vous vous rendez compte que vous êtes comme un enfant ? Il y a en vous une grande simplicité. La simplicité d’un saint. »

Je me mis à rire. « Très chère Gretchen, vous vous trompez terriblement sur mon compte. Mais là encore, peut-être que non. Si je croyais en Dieu, si je croyais au salut, alors il faudrait sans doute que je sois un saint. »

Elle réfléchit un long moment, puis elle me dit à voix basse que seulement un mois plus tôt elle avait pris un congé des missions. Elle avait quitté la Guyane française pour Georgetown afin d’étudier à l’université et elle ne travaillait à l’hôpital que comme volontaire. « Connaissez-vous la vraie raison pour laquelle j’ai pris ce congé ? me demanda-t-elle.

— Non ; dites-le-moi.

— J’avais envie de connaître un homme. La chaleur d’être près d’un homme. Juste une fois, je voulais connaître cela. J’ai quarante ans et je n’ai jamais connu d’homme. Vous parliez il y a un instant d’horreur morale. Ce sont les mots que vous avez utilisés. J’avais horreur de ma virginité – de la pure perfection de ma chasteté. Malgré tout ce qu’on peut croire, cela me semblait de la lâcheté.

— Je comprends, dis-je. Assurément faire le bien dans les missions n’a rien à voir en fin de compte avec la chasteté.

— Si, il y a un rapport, répondit-elle. Mais seulement parce que l’on ne peut travailler dur que si l’on ne se consacre qu’à une seule chose et si l’on n’a d’autre époux que le Christ. »

J’avouai savoir ce qu’elle voulait dire. « Mais si le sacrifice de soi devient un obstacle dans le travail, dis-je, alors, n’est-ce pas, mieux vaut connaître l’amour d’un homme ?

— C’est ce que j’ai pensé, répondit-elle. Connaître cette expérience, et puis retourner servir Dieu.

— Exactement. »

D’une voix lente et rêveuse, elle dit : « Depuis, je cherche l’homme. Le moment.

— Alors voilà pourquoi vous m’avez amené ici.

— Peut-être, fit-elle. Dieu sait, j’avais si peur de tous les autres. Je n’ai pas peur de vous. » Elle me regarda comme si ses propres paroles l’avaient surprise.

« Venez vous allonger et dormir. Il est temps que je guérisse et que vous soyez certaine que c’est ce dont vous avez vraiment envie. Je n’imaginerais pas de vous forcer, ni d’être crue avec vous.

— Mais pourquoi, si vous êtes le diable, pouvez-vous parler avec tant de bonté ?

— Je vous l’ai dit, c’est là le mystère. Ou bien c’est la réponse, l’un ou l’autre. Venez, venez vous allonger auprès de moi. »

Je fermai les yeux. Je la sentis se glisser sous les couvertures, je sentis la tiède pression de son corps auprès de moi, son bras qui s’allongeait sur ma poitrine.

« Vous savez, dis-je, cet aspect-là de la condition humaine est presque bien. »

J’étais à demi endormi quand je l’entendis murmurer : « Je crois qu’il y a une raison pour que vous aussi, vous ayez pris votre congé, dit-elle. Vous ne la connaissez peut-être pas.

— Vous ne me croyez sûrement pas », murmurai-je, les mots sortant paresseusement de mes lèvres. Comme c’était délicieux de passer mon bras de nouveau autour d’elle, de lui faire blottir la tête contre mon cou. Je couvrais ses cheveux de baisers, et j’aimais cette douce élasticité sur mes lèvres.

« Il y a une secrète raison qui vous a fait descendre sur terre, dit-elle, et vous introduire dans le corps d’un homme. La même raison qui a poussé le Christ à le faire.

— Et c’est ?

— La rédemption, fit-elle.

— Ah ! oui, être sauvé. N’est-ce pas que ce serait charmant ? »

J’aurais voulu en dire plus, expliquer combien c’était tout à fait impossible d’envisager même une chose pareille, mais je glissai dans un rêve. Et je savais que Claudia n’y serait pas.

Peut-être après tout n’était-ce pas un rêve, mais seulement un souvenir. J’étais avec David au Rijksmuseum et nous regardions une grande toile de Rembrandt.

Être sauvé. Quelle idée, quelle charmante, extravagante, et impossible idée… Comme c’était merveilleux d’avoir trouvé la seule mortelle au monde qui envisageât sérieusement pareille chose. Et Claudia ne riait plus. Parce que Claudia était morte.

Le Voleur de Corps
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